Quand et où commence et
finit la danse ?
Socrate : Ô mes amis, qu’est-ce véritablement que la danse ? Paul Valéry, l’Âme et la Danse.
Par Nelly Rajaonarivelo
« Commencer, finir » : cette invitation au thème du commencement et de la fin de tout concept ou de toute chose équivaut à cerner sa définition, son essence et, corollairement, ses limites. Limites ontologiques de ce qu’elle n’est pas, ou pas encore, ou plus, mais également limites temporelles – début, fin – de son existence, de son évolution et de son histoire. Pour s’ériger en action, tout acte suppose un début, un développement et une fin : la temporalité est inscrite dans son devenir même le plus bref. Il en va de même dans le domaine de l’art, de la Danse notamment, dont la production se fait dans et par le corps, sans laisser de traces concrètes dans une œuvre matérielle figée comme le livre, le tableau ou la statue qui en visualisent aussitôt les frontières physiques et temporelles. Quand et où commence et finit la danse ?
Michel Bernard[1], observant le mouvement d’un garçon de café qui répète indéfiniment les gestes de son service – se pencher, prendre la commande, servir les tasses, essuyer les tables – finit par les trouver “dansés”, poétiques, artistiques ; et il se pose la question du passage du mouvement banal, quotidien, utilitaire, à ce qui nous paraît être de la danse. Son esprit assimile encore à une danse la démarche désinvolte, légère, insouciante et l’ondulante trajectoire de telle passante qui se promène, déambulant devant les vitrines, s’y arrêtant un moment, reprenant son chemin... Qu’est-ce donc que la Danse ? Les problématiques fondamentales concernant l’essence de la danse sont peut-être synthétisées par les remarques du chorégraphe François Raffinot[2] :
« Tout événement qui met le mouvement en jeu est de la danse. La danse n’est pas une question esthétique pour moi, c’est une question d’énergie, de dépense d’un corps. Toute manifestation qui expose le mouvement du corps, je le regarde comme un spectacle de danse. La chorégraphie, ça me semble répondre à une définition plus objective : c’est la structure, les matériaux et les moyens qu’on se donne pour mettre des corps en mouvement. »
Dans cette distinction entre la danse, le spectacle de danse et la chorégraphie se profilera peut-être une première tentative de réponse à notre question : l’essence de la danse réside-t-elle dans le spectacle, l’exposition destinée à un public, la simple représentation d’un corps en mouvement ? Autrement dit, tout corps qui se met en scène en exhibant une gestuelle peut-il être reconnu comme dansant ? Par ailleurs, toute dépense d’un corps, même aléatoire, non réglée par une chorégraphie, peut-elle être de la danse ? Notons d’abord que si l’œuvre d’art “choréique”[3], comme tout spectacle “vivant” et contrairement aux arts plastiques, a la particularité d’être éphémère, transitoire, de n’exister que simultanément à sa réalisation – l’interprétation, l’exécution –, elle échappe d’autant moins à la nécessité de maîtrise technique propre à tout art. La danse, mise en jeu du corps, à la fois matière et instrument, prend sa source dans l’apprentissage, l’entraînement, la répétition, avant de jaillir comme acte apparemment spontané. Quand et comment s’opère ce passage insensible de l’exercice à l’art ?
Processus impossible à fixer, à comprendre par l’intellect, c’est précisément parce qu’il passe par le corps libéré de toute conscience que la transformation de l’exercice maintes fois répété, repris, corrigé devant le miroir, se transforme soudain en geste maîtrisé, abouti, créatif, artistique : apprendre, comme chez l’enfant, c’est d’abord mimer, imiter. C’est ensuite reprendre, répéter, perfectionner, avec entêtement, persévérance : ascèse rigoureuse et autiste qui demande concentration mais non compréhension immédiate de ce que l’on apprend. La conscience n’en viendra que bien plus tard ; l’esprit est toujours en retard sur le corps et l’entrave au début de l’apprentissage. L’adulte qui veut apprendre à danser le sait bien : le corps résiste, bloque, contrarie l’esprit autoritaire qui prétend imposer son désir et sa volonté de tout comprendre, de tout contrôler. L’adulte a perdu le juvénile rapport immédiat à la connaissance, sans recours au raisonnement ni à la claire représentation intellectuelle de la chose à assimiler. « La danse, ce sont des sensations » répètent les professeurs de danse. « Rien ne résiste à l’entraînement », le corps acquiert intuitivement la connaissance, il assimile inconsciemment, il développe un réflexe, un instinct, un habitus, une habitude qui deviendra une seconde nature.
La danse en est devenue imprégnée de l’imagerie de l’exercice à la barre, archétype de l’astreinte répétitive du corps à l’entraînement quotidien, identique et mille fois répété. Mouvements mécaniques ? Gestes stériles ? Simple échauffement ? À force de s’appuyer sur la barre, on devient un homme du milieu, répond encore François Raffinot, par sa formule-titre qui à elle seule nous apporte de nouveau une réponse : c’est à force de reprendre le même exercice – dix, cent, mille fois, mais correctement “placé” à la barre qui soutient – que l’on parvient un jour à passer au milieu, à évoluer seul au centre du studio, de la scène, bref, à danser, libéré de l’appui de la barre, autonome, créateur insufflant insensiblement l’art dans chaque mouvement.
Mais de même que le corps se passe de l’intellect pour apprendre et assimiler, il exécute d’autant plus facilement les gestes que nous n’y prêtons pas attention, « il se passe de l’esprit et de sa surveillance ». « L’apprentissage enfonce donc les gestes dans le noir du corps ; savoir, c’est oublier »[4], affirme Michel Serres, c’est faire « réflexe de la réflexion », ajoute Benito Pelegrín. Car oublier les références, la technique, les transcender, c’est pouvoir créer, inventer, sortant enfin de la seule répétition – nécessaire à l’apprentissage mais qui peut académiquement conduire à l’habitude, au conformisme, à l’obéissance, à l’imitation servile du modèle vénéré. La mémoire s’efface alors, le danseur devient créateur, sort de l’exercice, s’élève au-dessus de la technique, la domine, et la danse jaillit, s’élance du corps.
C’est peut-être un témoignage de cette expérience que proposent deux chorégraphes contemporains, Merce Cunningham et Jirí Kylián, aux démarches chorégraphiques pourtant si éloignées. Héritier de la modern dance le premier, puisant à la veine néoclassique le second, c’est pourtant le même jeu de mise en scène qu’ils ont choisi dans les deux exemples suivants, particulièrement révélateurs.
Paris, Palais-Royal, dans l’espace insolite et poétique des colonnes de Buren : tandis que le public prend bruyamment place dans les gradins, les danseurs sont déjà là, sur scène, ou plutôt encore là, s’étirant, répétant, comme s’ils n’avaient pas encore fini l’échauffement préparatoire indispensable avant toute représentation. Ils ne sont d’ailleurs pas particulièrement “costumés” : en maillot, collants et jupe fluide ou pantalon, avec jambières de laine ou cache-cœur, comme pour l’entraînement, ils sont dans leurs vêtements “de travail”. S’exerçant seuls, en duos ou par petits groupes, ils ébauchent ce qu’on suppose être des bouts de chorégraphie à venir. Ils changent brutalement d’exercice, de partenaire, de place sur le plateau, pour travailler un autre fragment. La succession des variations se fait de plus en plus dense, un rythme global se crée sur scène et le public finit par ne plus bouger, se taire et regarder : la danse a commencé. Elle continuera d’évoluer ainsi durant tout le spectacle, telle la circulation d’un fluide multidimensionnel ponctuée d’arrêts brutaux, de reprises, d’accélérations ou de ralentissements. Merce Cunningham présentait un de ces fameux Events[5], représentations fondées sur une forme d’improvisation qui provient de l’indétermination dans la succession, aléatoire, de séquences cependant réglées auparavant. « Moins une soirée de danse que l’expérience de la danse », selon l’expression éloquente du chorégraphe lui-même, l’event a ceci de fascinant qu’il est unique, encore plus que tout spectacle chorégraphique, car toujours conçu spécifiquement pour un lieu, et donc paradoxalement “mémorable” : une sorte de renaissance de la danse à chaque fois.
Palais Garnier, Opéra de Paris, dans l’espace faiblement éclairé de ce haut lieu traditionnel de la danse, quelques années plus tard, Jirí Kylián présente sa nouvelle pièce One of a Kind[6], sur le thème de la liberté et de l’expression personnelle. Même scénario : en l’absence du rideau de scène, le public qui s’installe voit le décor, un violoncelle sur le plateau et une danseuse qui émerge de la fosse d’orchestre exécutant des mouvements étirés, lents et liés, un peu comme un éveil. Elle se déplie de plus en plus, poursuit son développement de mouvements, et dans l’étonnement on comprend enfin qu’il n’y aura pas d’autre transition vers le spectacle. Les lumières ne se baissent qu’une fois le silence et l’attention obtenus. Ce procédé se répètera à chacun des deux autres volets qui suivent un entracte : la danseuse, personnage central, “conscience du monde” pour Kylián, ne quittera jamais la salle mais s’immobilisera parfois, un instant, recroquevillée dans un coin, effacée mais présente, comme un fil conducteur et un point de référence pour le spectateur. Cette œuvre cyclique se déroule en trois parties, du début à la fin de l’existence : naissance, vie et mort. De la femme, de l’Homme, de la Danse ?
Dans ces deux propositions, interrogations offertes au spectateur attentif, on assiste là, à y bien regarder, à un véritable questionnement sur la naissance du mouvement dansé. Comme l’orchestre accorde dans le bruit et la dissonance ses instruments, avant l’émergence de l’harmonie, les danseurs échauffent ici leur corps dans l’exercice, dans la non-coordination, avant que ne jaillisse la poésie pure, “l’orchésalité”[7] du mouvement. Il s’agit de la mise en évidence de ce qui différencie la danse du spectacle, c’est-à-dire de la simple notion de représentation proposée à un public. Ainsi, la danse ne commence pas quand le noir se fait dans la salle et quand le rideau se lève, elle est déjà là, sans un début artificiel et marqué, dans le moindre geste de l’artiste, éternel apprenti, futur créateur, qui s’entraîne et bientôt s’impose. Mais comment s’est produite la métamorphose du banal exercice en artistique accomplissement ?
D’abord – comme le la de référence pour accorder les instruments – par l’introduction d’un rythme, par une coordination de mouvements dans un corps ou entre plusieurs, par une organisation et même une structuration de l’espace et du temps soudain accordés, qu’imposent les corps dansants. Se référant fréquemment à la « circulation des oiseaux ou des piétons », Cunningham veut utiliser des « gestes de tous les jours comme mouvement pur ». Pour lui, « n’importe quel mouvement peut être de la danse », mais le hasard et l’aléatoire – qui symbolisent la liberté – créent la poésie.
Ensuite, par l’abandon de la finalité extérieure, du but utilitaire du mouvement quotidien (marcher pour atteindre un endroit, bouger le bras pour attraper quelque chose, etc.). Le détachement de toute fonction économique et technique du geste ou recherche de rendement engendre un mouvement dont la seule fin est sa propre production, entièrement autonome, « libéré de sa subordination à l’urgence des besoins immédiats », précise Michel Bernard. Les gestes répétés du garçon de café rêveur ou de la piétonne distraite s’en approchent peut-être parce que, entrant dans un rythme et une périodicité, ils tendent vers cette grâce gratuite, une abstraction du mouvement dicté par un “état de l’être” – dirait Valéry – et non par un but pratique et immédiat. La danse serait alors « une action qui se déduit, puis se dégage de l’action ordinaire et utile, et finalement s’y oppose »[8]. Magicien de l’espace, le danseur qui seulement marche – tout entier concentré à “marcher” – transforme la marche simple et banale en une marche rare qui devient phrase dansée, le geste quotidien en un acte de danse.
« La danse ne commence-t-elle pas au moment où cette marche est maîtrisée dans son temps, son espace, son énergie, afin qu’elle puisse raconter tout autre chose que la seule identité quotidienne de celui qui la porte ou qu’elle porte ? La danse ne commence-t-elle pas à l’instant où cette marche peut être mise au service de l’indicible ? »,
…s’interroge également la chorégraphe Françoise Dupuy[9]. Elle rejoint d’ailleurs le sentiment de Paul Valéry qui, plongé dans une interrogation socratique, écrit en poète ce qu’il saisit de l’écriture spatiale que “tisse de ses pieds” la belle danseuse Athikté :
« Éryximaque : Regarde ! Regarde !… Elle commence, vois-tu bien ? par une marche toute divine : c’est une simple marche circulaire… Elle commence par le suprême de son art ; elle marche avec naturel sur le sommet qu’elle a atteint. [...]
Socrate : Éryximaque, ce petit être donne à penser… [...] Une simple marche, et déesse la voici : et nous, presque des dieux !… Une simple marche, l’enchaînement le plus simple !… On dirait qu’elle paye l’espace avec de beaux actes bien égaux, et qu’elle frappe du talon les sonores effigies du mouvement. Elle semble énumérer et compter en pièces d’or pur, ce que nous dépensons distraitement en vulgaire monnaie de pas, quand nous marchons à toute fin. [...]
Phèdre : N’est-elle pas l’âme des fables, et l’échappée de toutes les portes de la vie ?
Éryximaque : Crois-tu qu’elle en sache quelque chose ? et qu’elle se flatte d’engendrer d’autres prodiges que des coups de pieds très élevés, des battements, et des entrechats péniblement appris pendant son apprentissage ? »[10]
Valéry, on le voit, enracine lui aussi l’art sublime de la “simple” marche dansée (« cette prose du mouvement humain »[11] dit-il aussi) d’une part dans l’absence de but extérieur au mouvement qui lui donnerait sens et coordination (« l’or pur » contre notre dépense en « vulgaire monnaie » utilitariste de notre « marche à toute fin »), et d’autre part dans le pénible et long apprentissage – celui qui, seul, permet d’obtenir cet épurement si apparemment naturel, spontané, où beauté et vérité se confondent.
Selon nous, la subtile métamorphose de la simple marche en danse semble même illustrée par ses différents traitements chorégraphiques, classiques ou modernes. Dans le ballet classique, en effet, la marche du danseur n’est sûrement pas la marche banale du passant : elle se fait jambes et pieds en dehors, bassin rentré, bras placés, buste et port de tête gracieux. Cependant, cette marche n’a généralement lieu que pour permettre au danseur de se déplacer vers un point précis de la scène d’où il doit commencer la variation qui suit : elle ne fait donc pas partie intégrante de la chorégraphie, mais constitue un pas de transition, un “pas de liaison”, un passage à finalité pratique bien qu’imprégné de l’esthétique du ballet, et que le spectateur perçoit comme tel. Elle n’est plus mouvement quotidien mais n’est pas encore tout à fait de la danse. En revanche, la marche dans la danse contemporaine – définie comme « quête d’un langage en soi que le corps travaille à l’intérieur du mouvement même » par Laurence Louppe[12] – est la plupart du temps dénuée de toute finalité autre que la production du mouvement pur ; le déplacement est son essence mais n’est plus sa fonction ; la marche, ainsi coupée d’un but utilitaire externe à elle-même, devient art.
« Ceci n’est pas une pipe » indiquait René Magritte à propos du tableau exposé : l’œuvre d’art n’est plus l’objet réel, mais sa représentation, d’une part, et d’autre part, ce n’est plus l’objet utilitaire qui sert à fumer, il ne sert ici à rien d’autre qu’à s’offrir à la perception. La marche, de même, acquiert le statut de pure sensation transmise au spectateur. Pour Françoise Dupuy,
« celui qui danse doit dominer l’appui de son pied sur le sol, la façon dont ce pied s’en éloigne, dont il suspend tout ce corps qu’il soutient ou qui le soutient, puis cette chute aux multiples colorations : pierre qui tombe, balle qui rebondit [...] »[13].
Où la Danse commence-t-elle donc ? Nous pouvons dire qu’entre la nécessaire spontanéité poétique du geste et la volonté acharnée de l’apprentissage par l’exercice a lieu une véritable dialectique qui sous-tend la naissance de l’Art. Ainsi, sur une scène, ayant distingué la notion de spectacle-œuvre d’art de l’Art en lui-même, la Danse commence, ou plutôt se révèle – car elle est déjà là – sans début autre que conventionnel, comme ont voulu l’évoquer les chorégraphes que nous avons proposés en exemple.
Comment finit-elle ? Toujours dans le cadre du spectacle, sa fin ne sera pas moins artificielle que son début, ou elle sera en tous cas liée de la même manière à des causes externes, extérieures à la danse elle-même. Comme la fatigue des artistes ou du public, l’immobilisation ou le tomber de rideau arbitraires. Valéry nous le dit encore avec son regard de philosophe :
« [La Danse] se passe dans son état, elle se meut dans elle-même, et il n’y a, en elle-même, aucune raison, aucune tendance propre à l’achèvement. Une formule de la danse pure ne doit rien contenir qui fasse prévoir qu’elle ait un terme. Ce sont des événements étrangers qui la terminent ; ses limites de durée ne lui sont pas intrinsèques ; ce sont celles des convenances d’un spectacle ; c’est la fatigue, c’est le désintéressement qui interviennent. Mais elle ne possède pas de quoi finir. Elle cesse comme un rêve cesse [...] par l’épuisement d’autre chose qui n’est pas en elle. »[14]
La Danse, dans son absence de but, n’a pas de fin : elle ne se limite ni au corps du danseur, ni à l’espace-temps imposés par les conventions théâtrales. L’event de Merce Cunningham, déjà évoqué pour l’interrogation qu’il suscite sur l’arbitraire d’un début, nous questionne encore sur l’arbitraire de la fin, comme le souligne l’historienne de la danse Laurence Louppe :
« Cunningham arrête et coupe le flux du mouvement entre des segmentations dissociées où le corps se parcellise selon des axes contradictoires. Soit le hiatus comme loi organisatrice du corps. L’énoncé lui-même se crispe en unités rapides, avec un début dans l’attaque (souvent) et une fin d’où toute résolution de conclure se délite. Ces phrases cunninghamiennes discontinues existent surtout par les blancs qui les signalent. »[15]
Infinité donc de la durée, telle une source intarissable ou une flamme qui ne s’éteindrait artificiellement que par un souffle arbitraire ou l’épuisement des combustibles. Infinité également du mouvement, prolongé, communiqué, transmis au public qui ne reçoit pas simplement un plaisir esthétique, un ensemble de sensations, mais se retrouve littéralement transporté, « virtuellement dansant » lui-même, ajoute Valéry. Il n’est plus question de la fin, mais plutôt de la finalité de la danse par rapport à un public.
L’expérience du chorégraphe William Forsythe, dans sa pièce Endless House[16] (‘la maison sans fin’ !) nous montre bien la nature de cette réflexion sur le rapport entre la danse et le public. Son interrogation sur le statut du spectateur, voici déjà quelques années, est de la plus grande actualité pour le monde du spectacle français d’aujourd’hui.
La soirée commençait dans la salle parisienne MC93 de Bobigny : espace traditionnel mettant en scène un danseur sur le plateau face à des spectateurs assis, présentant un mélange de danse, de théâtre et de projection vidéo. Puis, au milieu du spectacle, le public était invité à se déplacer dans la ville, en métro ou en voiture, pour rejoindre un second lieu, la Grande Halle de la Villette. Entracte actif pendant lequel le spectateur éprouve la sensation de devoir chercher le spectacle là où il se trouve, de le débusquer, comme dans une chasse au trésor, et non à l’attendre confortablement assis toute la soirée dans un fauteuil de théâtre. Une façon « d’activer la curiosité », selon le chorégraphe. On pénétrait alors dans un hall sombre démuni de sièges, à l’entrée duquel il fallait ôter ses chaussures pour pouvoir marcher sur le tapis de danse qui couvrait tout le sol. Le spectateur, en contrepartie de quelques règles de sécurité qu’il accepte s’il pénètre dans l’enceinte (ne pas gêner ou entraver la trajectoire et les mouvements des artistes, notamment), a le droit de déambuler où bon lui semble, au milieu des danseurs qui évoluent, là encore, en solos, en duos, ou par petits groupes dispersés et répartis dans l’espace, qui parfois s’assemblent ou se séparent, au gré de l’improvisation, changeant de partenaires et d’endroit.
La mobilité (déplacement mais aussi souplesse) et l’instabilité sont les concepts de cette œuvre : les « décors » sont constitués de simples cloisons pivotantes, actionnées par les danseurs eux-mêmes au cours du spectacle, pour modeler l’espace en une géométrie variable, en fonction du public, de ses réactions, de ses propres trajectoires, de l’espace disponible laissé à la fois par les artistes et les spectateurs. Pour ce qui est de la technique, il n’y a qu’une simple console de son et un éclairage à la volée par le chorégraphe à pied ou sur un chariot, qui suit les groupes qui se forment et se défont avec un projecteur portable sur l’épaule.
Que retenir d’une telle conception du spectacle ? Le spectateur y est envisagé non pas comme un consommateur passif de biens, de produits de « l’industrie du spectacle » : Forsythe transgresse les règles de l’avoir lieu, spatial et temporel, de la représentation et nous montre que l’art échappe à toutes ces limitations. La souplesse même de la chorégraphie par l’improvisation (association aléatoire aussi bien des partenaires que des mouvements), de la scénographie, des spectateurs, la multiplicité de points de vue et de configurations possibles bouleversent le rapport du public à la scène. Ici, la Danse est participation, elle est communication entre les artistes et les spectateurs qui ne forment plus qu’un groupe, elle est circulation entre l’œuvre et le public. Le spectateur ne reçoit plus, il se saisit lui-même de l’Art. N’est-ce pas la finalité de l’Art que d’être cet espace de rencontre, d’expression et de liaison entre les êtres ? Abolir les cloisons, faire communiquer, rassembler, faire communier, c’est probablement en cela que l’Art est un rempart contre la barbarie, qui rompt les liens entre les êtres. Forsythe rend l’espace vivant, en mouvance totale : le mouvement c’est la Vie incarnée par la danse. L’Art en général, quête essentielle humaine, fait vivre, fait penser. Il possède l’infinité d’un « élan vital » ; on n’en finira donc jamais avec lui, quoiqu’on fasse, qu’on le brime, qu’on l’interdise ou qu’on l’étouffe.
À l’origine, la Danse est née comme rituel sacré. Du mouvement du corps émanait une spiritualité, un amour porté à une force supérieure. Les danses préhistoriques[17], celles des tribus primitives, de l’Antiquité grecque, la danse géométrique occidentale de la Renaissance qui figurait l’ordre du cosmos et le mouvement des planètes, la transe des rites africains, toutes participent d’un cérémonial sacré de communion verticale et horizontale, respectivement entre le divin et le monde terrestre et entre les hommes. Pour Dominique Dupuy, la danse d’aujourd’hui n’est pas autre chose, elle renoue même profondément avec ses racines sacrées :
« La danse atteste l’appartenance de l’homme à l’univers et à ses composantes les plus profondes : la gravité, le silence, le sacré. Même hors du sanctuaire, elle est imprégnée de sens rituel. Rite d’un spectacle qui, de sa préparation à sa réalisation et à sa représentation, est communion. Rite d’une pratique raffinée qui instaure, dans son lieu de célébration, une relation privilégiée avec le maître, un acte d’éveil et d’initiation. [...] La relation avec l’univers s’établit à travers le corps qui danse, lieu de passage, lien avec les énergies, les forces, les flux. [...] Loin de la passivité de l’homme de tous les jours, ainsi que de la tension de l’exploit sportif, le danseur est l’homme corporel normal. Lieu d’échange entre l’intérieur et l’extérieur, il communie. »[18]
La danse est restée rituel, rite de l’Art qui peut devenir religion : communion donc, entre tous les “acteurs” d’un spectacle de danse, des artistes aux artisans qui le construisent et au public qui y assiste. Communion par exemple de tel spectacle de hip hop, tiré de la rue pour être porté arbitrairement sur la scène, mais qui se termine en formidable échange sur le plateau avec tous les jeunes du public invités à rejoindre les professionnels pour tenter à leur tour une variation au centre de la ronde. L’attroupement de la rue et le cercle rituel autour des danseurs se reforment sur les planches et l’âme du hip hop renaît. Communion encore au sein d’autres spectacles de danse, tel celui du chorégraphe Ohad Naharin[19] se terminant par une grande valse, où les couples se séparent finalement et chaque danseur va chercher aux quatre coins de la salle un membre du public pour l’inviter à continuer ensemble la valse sur la scène.
Le parcours effectué ici entre les interrogations, les propositions, les positions ou les partis pris de quelques grands chorégraphes et théoriciens, nous montre à quel point la question du commencement et de la fin de la danse est essentielle, au centre même de la création chorégraphique contemporaine. Chaque œuvre, chaque proposition de créateur apporte une réponse, ou du moins une piste de réflexion sur les problématiques fondamentales des limites, de l’essence et de la fonction de la Danse. Retour à une plénitude originelle, partage du corps, de pensée en mouvement, de la Vie : la danse traverse les corps et fuit ailleurs. Elle ne commence ni ne finit, elle est l’in-fini rêvé du corps.
[1] Michel Bernard, De la création chorégraphique, Paris, Centre National de la Danse, Coll. Recherches, 2001. Son garçon de café nous rappelle celui de Sartre qui “joue au garçon de café” dans l’Être et le Néant.
[2] François Raffinot, À force de s’appuyer sur la barre, on devient un homme du milieu, entretiens avec Olivia-Jeanne Cohen, Anglet, Séguier Archimbaud, coll. L’écrit du corps, 2002.
[3] Le terme “choréique”, du grec khoreïa <danse>, désignant au sens premier le syndrome neurologique de la chorée – est ici pris dans le sens plus large de ce qui est relatif à la danse, préférable à “chorégraphique”, trop associé à la chorégraphie qui est littéralement écriture, donc notation de la danse, ou par extension composition, organisation des mouvements.
[4] Michel Serres, Variations sur le corps, Paris, Le Pommier, Coll. Essais, 2002, p. 35 (nous soulignons).
[5] Merce Cunningham Dance Company, Events, chorégraphie Merce Cunningham, Festival Paris Quartier d’Été, août 1995.
[6] Nederlands Dans Theater, compagnie invitée au Palais Garnier, One of a Kind, chorégraphie de Jirí Kylián, musique de Brett Dean, Paris, décembre 1998.
[7] Construit sur le modèle de la “théâtralité”, Michel Bernard définit le terme “d’orchésalité” – à partir du grec orkhêstikê <orchestique, science des attitudes et des mouvements considérés dans leur valeur expressive et leur emploi au théâtre> – comme ce qui sera spécifique à l’art de la danse. Elle est en quelque sorte le processus constituant de la danse au même titre que l’est la “musicalité” pour la musique.
[8] Paul Valéry, “Philosophie de la Danse”, in Variété, Œuvres I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1960, p. 1400.
[9] Françoise Dupuy, “Pas de danse” (1991), Une danse à l’œuvre, Françoise et Dominique Dupuy, Paris, CND, Coll. Parcours d’artistes, 2001.
[10] Paul Valéry, Eupalinos. L’Âme et la Danse. Dialogue de l’Arbre, Paris, Gallimard, 1944, pp. 145-146 et 156.
[11] Paul Valéry, “Philosophie de la Danse”, op. cit., p. 1396.
[12] Laurence Louppe, “Écriture littéraire, écriture chorégraphique au XXe siècle : une double révolution”, in La littérature et la danse, revue Littérature n°112, Paris, Larousse, 1998, p. 89.
[13]
“Pas de danse”, op. cit.
[14] Paul Valéry, “Philosophie de la Danse”, op. cit., p. 1399.
[15] Laurence Louppe, “Écriture littéraire, écriture chorégraphique au XXè siècle : une double révolution”, in La littérature et la danse, revue Littérature n°112 , Paris, Larousse, 1998, pp.88-99.
[16] Endless house, spectacle chorégraphique de William Forsythe et le BallettFrankfurt, Cité de la Musique, Paris, du 14 au 19 juin 2000.
[17] On en trouve des traces peintes sur les parois des grottes préhistoriques comme celle de Gabillou (Dordogne), datée de la même période que Lascaux, environ 14 000 ans avant J.-C., et celle des Trois-Frères (Ariège), postérieure de deux millénaires. Certains considèrent ainsi la danse comme le premier né des arts, ensemble de mouvements, tournoiements et martèlements du sol, pour communier avec la nature, avec le rythme de l’Univers. Voir Paul Bourcier, Histoire de la Danse en Occident, Paris, Seuil, Coll. Solfèges, 1994.
[18] Dominique et Françoise Dupuy, “L’homme qui danse entre ciel et terre”, Une danse à l’œuvre, op. cit.
[19] Avec le Nederlands Dans Theater au Théâtre des Salins de Martigues en 2001.