Baroque : la belle dance
Par Nelly Rajaonarivelo
Publié dans Pourtours (ex-Détours, Marseille), octobre 2003, p. 58-59.
Art majeur à la cour du Roi-Soleil comme au théâtre, la danse baroque établit les fondements de la danse “classique” : retour sur ce gracieux mélange de discipline et de divertissement…
Danse
politique et représentation
Quand Louis XIV fonde l’Académie royale de danse en 1661, son grand “maître à danser” Beauchamps, chorégraphe officiel des ballets de cour depuis presque dix ans, a déjà codifié un système de notation de la belle dance. La célèbre Chorégraphie de Feuillet (1700) ne fait qu’éditer sa technique et Pierre Rameau la complètera par un autre traité de référence dans toute l’Europe, Le Maître à danser (1725).
La belle dance (ainsi orthographiée à l’époque), à l’instar des belles-lettres ou des beaux-arts, créateurs du beau (idéal et artificiel) et soumis à des règles universelles fixées et contrôlées par l’Académie, se définit comme « l’art du bien danser », dans une conception à la fois sociale et esthétique. Composante de l’étiquette de cour, instrument d’éducation et de domestication de la noblesse, sa beauté extérieure exprime la grandeur et la bonté intérieures. Esthétiquement, la « belle » danse est composée, réglée et mesurée, tend vers une sublime et parfaite harmonie, image sur terre de la perfection céleste. Elle reflète le mouvement et la hiérarchie des astres, modèles de l’organisation politique terrestre, centralisme solaire absolu d’une monarchie de droit divin.
Triangles, cercles, carrés ou les composés de ces figures “parfaites” tracés au sol évoquent donc la géométrie céleste, dans la tradition de la danse géométrique de la Renaissance, trait d’union entre les hommes et la Divinité en reproduisant l’ordre du cosmos. A la figure sublime du Ciel répondent les fastueuses figurations temporelles, décors et costumes somptueux, mise en scène de la puissance et de la grandeur de l’astre ascendant de la France qui impose son rayonnement politique et culturel dans une Europe qui voit l’éclipse de l’Empire espagnol. C’est la vocation utilitariste et idéologique de l’Art baroque au service des monarchies absolues.
Dès douze ans, Louis XIV danse sur scène puis apparaît en soleil levant dans le célèbre Ballet Royal de la Nuit de 1652 : il symbolise l’astre rayonnant central autour duquel, telles des planètes, gravitent ses sujets. Il a bien compris l’usage allégorique et didactique des ballets que son père avait déjà imposés à la cour pour mettre en garde contre toute désobéissance et montrer que la personne royale, chargée de mérites et de vertus, est la plus propre à remédier aux désordres du monde. Danseur précoce, doué et passionné, le monarque fait de sa vie un ballet dans le théâtre qu’est ce monde d’apparat : à Versailles, il se lève, il dîne, il reçoit au son des musiques de Lully.
Danse
baroque des antithèses et de l’ornement
La belle dance est à la fois terre à terre (mouvements moelleux, retenus, sans perdre contact avec le sol comme dans les pliés, les glissés ou les tours) et haute (légèreté et virtuosité des cabrioles, entrechats ou autres sauts). Opposition qui marque donc une évolution par rapport à la seule basse danse des XVe et XVIe siècles, où l’on travaillait le « bas de jambe » avec application en restant proche du sol, connotant honnêteté et modestie. On y trouve différents types de danse tels que chaconnes, passacailles, sarabandes ou canaris empruntées à l’Espagne, et menuets, gavottes, ou rigaudons.
Aujourd’hui, à la suite des travaux de Francine Lancelot depuis les années 1980, dont les publications et les reconstitutions de ballets ont fait redécouvrir la danse baroque, ses disciples ont repris le flambeau. Les démonstrations des représentations ou des conférences-spectacle menées par des compagnies célèbres, comme l’Éclat des Muses (Christine Bayle), l’Éventail (Marie-Geneviève Massé), les Fêtes Galantes (dirigée par Béatrice Massin, chorégraphe du film Le Roi danse), ou plus jeunes comme Accordances (Aix-en-Provence), nous révèlent la difficile technique, mais aussi la grâce et l’élégance de ces danses qui commençaient toujours par une révérence à la « Présence », roi ou nobles de haut rang. Certains chorégraphes contemporains utilisent également les formes et l’esprit baroques pour remettre cette danse au goût du jour dans des créations originales.
Danse « baroque » ? L’académisme du style où tout est clarté, équilibre et rigueur, jeu de symétrie, bref, « mesure », est bien l’ancêtre de la danse dite classique, qui mènera jusqu’à l’extrême la stylisation et l’idéalisation du geste naturel et y puisera, outre les fameuses cinq positions fondamentales des pieds, grande part de sa terminologie : en dehors/en dedans, pas de bourrée, coupé, jeté, pirouette, rond de jambe…
Cependant les masques, le foisonnement de créatures fantastiques sur scène et les dispositifs de machinerie marquent d’autre part l’illusion baroque, la fascination pour le merveilleux et l’artifice : art didactique par la séduction. Contrastes d’ombres et de lumières, grandioses effets de scène, tout est fait pour plaire, éblouir et surprendre. La danse digne et « noble » des héros opposée à la danse burlesque des monstres tient de l’antithèse littéraire. Les « ornements », comme en musique, ports de bras arrondis pour « agrémenter » les pas, laissent à l’interprète une grande liberté d’expression, sublimation des règles strictes, d’essence profondément baroque.
Car la danse baroque est expressionniste, virtuose, faite pour émouvoir, frapper les sens et l’esprit. Elle était à l’honneur dans les comédies de Molière, qui lui laissait parfois plus de place qu’aux parties parlées. Après sa mort, c’est Lully qui la réduira ensuite à un simple divertissement asservi à l’art lyrique sous forme d’entrées ou d’intermèdes dans ses opéras ou tragédies-ballets. Gestes mécaniques empêtrés dans les paniers, les talons et les corsets ou sous les perruques et les masques : ce que dénoncera Noverre, grand réformateur de la danse et précurseur, en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, de la Révolution généralisée. Mais prônant le retour de l’émotion, sa danse pure comme « peinture des passions » ou « expression de l’âme » renoue en fait avec le fondement expressif du Baroque.