Paradoxes concrets de l’abstraction
en danse
Par Nelly Rajaonarivelo
Publié dans Détours (Marseille),
juillet 2003, p. 64-65.
Le concept
de danse abstraite semble qualifier grande part de la création chorégraphique
contemporaine. Absurde ! « Un leurre !, s’écriait Béjart, je
ne supporte pas que l’on parle de danse abstraite. Un triangle est abstrait,
une formule algébrique, mais deux épaules ou deux cuisses, ça se prend, ça
se mord ». La danse est fondamentalement mouvement dans un corps bien
concret tout comme la toile et la peinture du tableau ou le marbre de la statue,
mais vivant de surcroît, en chair et en os, ressentant et exprimant du plaisir,
des émotions, l’amour, la vie, la mort : de l’éminemment charnel et sensuel
donc, matériel, évident et tangible.
Comme pour
les autres arts, l’abstraction désignerait l’absence de représentation imitative
du réel, d’une action, d’une “histoire” concrète : la danse abstraite
s’oppose donc à la danse figurative, illustrative, ou encore
narrative, voire mimée. Elle ne raconte rien, pas de livret,
d’argument, ni parfois même de projet (comme prétend Cunningham), même si
un thème de départ, ou une idée, peuvent être suggérés au moins par
le titre. Ainsi le genre s’affirme-t-il avec le grand Balanchine dont le récent
hommage par Pietragalla à Marseille rappelle le génie. Sa collaboration avec
Stravinsky (il qualifiait sa musique de “mathématique”) a produit ces “joyaux”
de pureté et de dépouillement, véritables architectures géométriques de lignes
et de courbes, ne découlant que de la musique dont les pièces portent souvent
le nom.
L’intensité
dramatique et expressive n’en est pas pour autant absente, elle émane non
d’un contenu narratif mais d’une pleine expérience du mouvement, sorte “d’abstraction
lyrique” selon ce même Béjart, émotion du cœur, voie d’accès à la connaissance
et à la vérité.
Dira-t-on,
alors, d’un ballet non anecdotique qu’il est abstrait ? Certes non. D’ailleurs
la danse classique n’est-elle pas, paradoxalement, déjà abstraite dans
la mesure où chaque pas idéalise le geste naturel par une stylisation
de plus en plus élaborée, supprimant toute trace d’effort dans un mouvement
transcendé qui transporte le spectateur au-delà de l’apparence matérielle ? Rêve
d’immortalité frôlé un instant dans l’impondérable, le saut hors de l’espace
et du temps, la gratuité symbolique de l’art.
L’abstraction se concrétise donc là où on l’attend le moins : par le jeu du corps lui-même. Elle provient de mouvements purs, gratuits, auto-suffisants : la matière de la danse est la danse elle-même. Si la stylisation à outrance devient hyper-codification figée (le geste académique artificiel et mécanique), en revenant à une forme d’authenticité et de spontanéité dans sa quête de l’essence du mouvement la danse contemporaine a retrouvé les sources de son art : nouveau paradoxe d’un geste abstrait qui donne une impression de naturel, de fluidité. Ainsi pouvait-on le constater chez De Keersmaeker ou Trisha Brown cette saison au Théâtre des Salins (Martigues).
Mais le corps
même est-il concret ? Comme l’enfant a le pouvoir de tuer l’ennemi de
son doigt tendu ou de faire disparaître le monde en fermant les yeux, le corps
dansant est d’emblée spatialité. Il n’évolue pas dans l’espace, il
construit son espace, le fait surgir au-delà de ses propres limites :
“kinesphère” architecturée par les directions et les formes – traces invisibles
– que le mouvement imprime, l’espace est le prolongement même du corps. La
ligne du bras qui se tend traverse les murs, la main suspendue fait vibrer
l’espace entier, le regard plonge et s’allonge à l’infini.
Annonciation, d'A. Preljocaj (photo Guy Delahaye) : sentiment d'ubiquité
et incarnation de l'immatériel par le corps architecte de l'espace.